Table des Matières | Précedante : Travail du Lin Suite : Education

La Douane

Aenviron un kilomètre au nord d’Halluin se situe Menin, rendue célèbre par la fameuse Porte de Menin, construite à Ypres après la guerre de 14 pour commémorer les cinquante-quatre mille soldats anglais tués dans la Bataille d’Ypres.

La région des Flandres avait été longtemps l’objet de conflits entre le Royaume de France et l’Empire autrichien qui dominait les Pays-Bas; je me souviens avoir examiné un jour dans une allée près de la douane une borne de pierre portant sur la face sud les trois fleurs de lys françaises et sur la face nord l’aigle autrichienne à deux têtes. Toujours est-il qu’au XVIIesiècle, la région était française et Menin, située dans une boucle de la Lys, avait été fortifiée par Vauban, le ministre de la Guerre de Louis XIV. Il ne reste rien de ces remparts. Quand j’étais jeune, on pouvait voir dans un coin au bord de la rivière un grand pan de mur de brique, mais c’était tout. La seule chose qui restait était la Grande Place, encore parée des pavés ronds d’antan, où il y avait un petit beffroi que Père a peint plusieurs fois.

Au début des années trente, nous allâmes habiter Menin, mais comme j’étais en pension à l’époque je n’y étais pas beaucoup et tous nos contacts étaient à Halluin où était Superlin et toute notre famille. Tous les dimanches, on allait à la messe d’onze heures à Halluin, on disait bonjour à tante Bertha dans son imprimerie, on achetait une tarte à la pâtisserie du coin et Père descendait vers la douane pour prendre l’apéritif chez Georgine avant de rentrer pour le poulet traditionnel du dimanche. Tous les samedis, il y avait un grand marché sur la place de Menin et Mère y allait pour acheter ses légumes, exactement comme le fait ma belle-fille encore maintenant. Une fermière venait et s’installait dans un café où elle avait sa table, et c’est là que Mère achetait ses poulets, toujours succulents. Mon frère, ma sœur et moi nous partagions les morceaux de choix: le croupion, la cervelle et la crête, et tous les dimanches c’étaient des contestations sans fin: «C’est mon tour d’avoir le croupion...» – «Non, tu l’as eu la semaine dernière.» Tout finissait par s’arranger et, comme j’étais la plus jeune, j’avais le droit de grignoter le cou...

Une fois par an, il y avait la Kermesse de Menin; une grande foire avec des manèges, des marchands de nougat, des tirs, et des étals de nourriture avec des marchands de poisson séché, très prisé. Il y avait du stockveis et du drooveis. Le stockfish, comme nous Français le prononcions, était du merlan salé puis séché jusqu’à ce qu’il soit dur comme pierre. On mangeait cela avec les doigts, en arrachant des lambeaux avec les dents; terriblement salé, c’était le favori des Flamands car c’était une excuse pour boire une ou deux pintes de plus de bière blonde si chère aux Belges. Le drooveis (je ne suis pas sûre de l’orthographe!) était de la limande séchée mais non salée. Tout le long de la côte belge, on voyait des séchoirs – comme de grands séchoirs à linge avec un cadre soutenant des tringles superposées – où les limandes étaient attachées par la queue et dansaient dans le vent qui souffle toujours fort sur la côte de la mer du Nord. C’était un mets délicieux et assez cher, très huileux, avec une chair translucide; on s’en régalait avec un bon verre de bière. A l’époque, la Belgique était connue pour ses crevettes et son poisson. Pendant les vacances au bord de la mer, il était de tradition vers onze heures d’acheter un kilo de crevettes, de s’installer dans un café où, obligeamment, on nous donnait une assiette creuse pour décortiquer les crevettes en buvant de la Gueuze Lambique, une bière aux cerises, très forte et très acidulée.

Les Flamands sont de grands mangeurs et buveurs. Je me souviens que mon frère jouait au bridge une fois par semaine dans un café avec des amis flamands. Un soir, l’un d’eux devait partir pour Gand et Maurice lui dit: «Tu penses que tu es en état de conduire?» – «Moi? répondit l’autre, bien sûr! je n’ai bu que trente-six demis...» Sans commentaire.

Pour en revenir à la douane, entre Menin et la frontière, une distance d’environ cinq cents à six cents mètres, il y avait les Baraques. Je suppose que lorsque Menin était une ville fortifiée, il y avait un terre-plein au sud de la Lys où il était interdit de construire en dur et que les baraquements qui s’y construisirent leur donnèrent ce nom. Les Baraques étaient essentiellement sur la route principale qui continuait en Belgique la Nationale 17 française. Elle était bordée de magasins et de cafés et, à la frontière, Halluin et Menin se distinguaient par le fait qu’il y avait une barrière au milieu de la rue: sans les barrières douanières, française et belge, on ne pouvait pas se rendre compte que l’on passait d’un pays à l’autre et, naturellement, nous, les frontaliers, la traversions constamment. Les douaniers connaissaient leur monde et fermaient souvent les yeux sur les petits achats que l’on faisait d’un côté de la frontière ou de l’autre. La Belgique était réputée pour sa charcuterie, ses poulets et surtout son tabac, bien moins cher qu’en France. La France, évidemment, était connue pour ses vins et ses alcools, pour son pain, son beurre et surtout ses fromages. Néanmoins, le trafic était surtout de la Belgique vers la France. C’est-à-dire que les Halluinois allaient à Menin, mais les Méninois ne venaient pas beaucoup à Halluin. Evidemment, il est plus facile pour un douanier de laisser passer une demi-livre de jambon qu’un litre de cognac, et c’est aussi plus facile à dissimuler.

La Belgique avait des lois curieuses sur la vente de l’alcool. Les cafés ne servaient pas de breuvage plus fort que le porto; l’alcool comme un cognac ou un pernod ne pouvait s’obtenir que dans des hôtels ou restaurants avec un repas. Dans les magasins, l’alcool était très cher et ne pouvait s’acheter que par deux litres minimum, si bien que beaucoup de gens ne pouvaient pas se le payer. Deux litres de cognac représentaient presque le salaire d’une semaine. De toute façon, les Belges n’étaient pas amateurs de vin; ils buvaient de la bière en quantités étonnantes et la Belgique était connue pour ses différentes bières, certaines aussi fortes que le meilleur des vins.

Juste avant la guerre, la douane était envahie à heures régulières par les frontaliers, des ouvriers du textile qui étaient ramassés dans la campagne flamande par des bus pour aller travailler dans les usines de Lille-Roubaix-Tourcoing. Arrivant à la frontière, tous devaient descendre du bus, traverser les deux frontières à pied pendant que les douaniers fouillaient les véhicules pour remonter dans les bus de l’autre côté. C’était une véritable horde qui déferlait vers les barrières; canalisés sur les trottoirs, les hommes étaient fouillés. C’est-à-dire que le douanier passait les mains tout le long du corps et des jambes, et quelques femmes étaient envoyées à la fouilleuse. Naturellement, tous n’étaient pas contrôlés: cela aurait pris trop de temps, et je suis sûre que pas mal de fraude passait la frontière avec chaque bus; mais dans l’ensemble douaniers et frontaliers observaient les règles du jeu avec une certaine bonhomie. Un jour, un douanier me montra ses mains après un tel passage: elles étaient noires comme du charbon d’avoir fait la fouille.

Tout ce monde se bousculait, criait, jurait, rigolait; c’était grouillant, vivant, bruyant et les habitants évitaient la douane à ces heures-là, car traverser la frontière avec les ouvriers était l’équivalent d’être pris dans un maelström d’humanité où on était emporté comme un fétu. La grande ruée était vers six heures du soir, quand les ouvriers qui avaient fait l’équipe de jour (les usines travaillaient à deux ou même trois équipes) arrivaient à la douane. Les magasins les plus proches de la frontière, côté belge, étaient surtout des magasins d’alimentation: charcuterie, friture, marchands de poisson. Tout ce monde se précipitait dans les magasins pour acheter son repas du soir. Presque tous les ouvriers avaient leur jardin qu’ils cultivaient en rentrant du boulot; certains avaient même une petite ferme. Pour gagner du temps, on mangeait dans le bus. Leur mets favori était un pistolet avec un paquet de frites. Les pistolets belges étaient des petits-pains ronds, très blancs et plutôt mous, que la charcutière remplissait avec du pâté de foie, du jambon et surtout du hachis de porc, de bœuf ou les deux mélangés, dont les montagnes rutilantes ornaient les vitrines. La viande était hachée, assaisonnée avec du poivre, du sel et un peu de quatre-épices et se mangeait crue; on en mettait une grosse couche dans le pistolet, on y ajoutait de la moutarde ou du piccalilli et c’était un vrai régal. Accompagné d’un gros paquet de frites fraîchement cuites et emballées dans du papier blanc, c’était un repas substantiel! Certains achetaient des rollmops ou de la raie en gelée vinaigrée, mais tout était toujours accompagné de frites. En Belgique comme en Angleterre dans certaines régions c’est «chips with everything...»!

Le dimanche soir, les Halluinois descendaient vers la douane, s’installaient dans un café et, à leur tour, mangeaient des pistolets avec des frites. Mère aimait beaucoup cela, mais Père trouvait cela vulgaire et nous ne pouvions pas souvent nous en régaler. Père détestait les Flamands qu’il trouvait bruyants et «encombrants» mais il adorait les Flandres: les moulins, les canaux, les grands ciels, les vieilles villes avec leur béguinage le passionnaient, et il les a peints fréquemment.

Naturellement, ce monde animé de la douane disparut pendant la guerre et ne reprit jamais son élan. Mais après la guerre, la fraude devint un vrai problème. Pendant la guerre, le Congo belge avait fourni aux Alliés le cuivre et autres métaux du Katanga, et la Belgique avait accumulé des crédits considérables en Amérique. En conséquence, l’économie belge reprit plus vite que celle de la France, et surtout la Belgique pouvait acheter sur le marché mondial des denrées qui étaient encore rationnées en France. La plus importante de ces denrées était le café, qui est la boisson traditionnelle dans le Nord. Dans toutes les maisons, surtout les maisons modestes, la cafetière était toujours sur le coin de la cuisinière et on en buvait à longueur de journée. Tout de suite après la guerre, il y avait beaucoup de gens qui n’avaient pas de travail; les usines ne reprirent pas immédiatement la production; les prisonniers étaient revenus d’Allemagne et en 1946-47 les gens vivotaient du mieux qu’ils pouvaient.

Un bon moyen de gagner un peu d’argent était de venir en Belgique acheter du café et de le revendre à Lille ou même plus loin en faisant un beau bénéfice. On avait le droit de passer avec une demi-livre de café et, je crois, cent grammes de tabac. Très vite un trafic s’établit: une bande de confédérés descendait sur Halluin, passait la douane séparément et déposait ses achats respectifs dans une maison complaisante à Halluin; on recommençait ce va-et-vient toute la journée. A la fin de la journée, plusieurs kilos de café et de tabac étaient amassés et acheminés vers Lille. Naturellement, les douaniers étaient au courant et faisaient des rafles, où arrêtaient les tramways pour la fouille, mais le plus gros passait et il y avait des familles entières qui vivaient de ce trafic qui dura plusieurs années.

Entre la fin de la guerre et mon départ pour l’Irlande en 1948, j’étais souvent à la douane. J’enseignais à Roubaix, mais je passais les week-ends et les vacances à la maison à Halluin, et descendre à la douane était mon but favori de promenade. Ma cousine Simone avait un café situé entre les deux barrières douanières, mais sur le côté français. J’allais y boire l’apéritif et bavarder; je connaissais tous les douaniers qui venaient Chez Simone boire leur vin rouge et tailler une bavette au comptoir. Je crois que Simone n’était pas hostile à ma présence: à l’époque j’étais assez bien roulée et plus d’un client m’a «fait du plat» comme on dit. Le plus souvent, j’accompagnais Mère qui venait tous les jours voir sa sœur Clémence, qui passa les dernières années de sa vie au lit dans la chambre au-dessus du café, et je dois dire que Simone et son mari soignèrent leur mère et belle-mère d’une manière exemplaire.

Maintenant, les frontières entre la Belgique et la France ont disparu; une autoroute à quelques kilomètres à l’est d’Halluin a eu pour résultat que la circulation intense qui traversait la douane a complètement cessé, et Halluin est devenue une petite ville sans grande importance alors que c’était un des postes de douane les plus importants du Nord.J’en garde le souvenir d’un monde coloré, prospère, bruyant, débordant de vitalité. Je revois en esprit les grands plats de hachis, les amoncellements de crevettes, les montagnes d’oranges et de bananes, les « chicons » (endives) si chers aux Belges, tous ces magasins, tous ces cafés remplis de clients. C’était une atmosphère unique qu’on ne reverra certainement plus.

Quelqu’un qui n’a pas vécu comme moi à cheval sur deux pays trouve toujours incompréhensible mon attitude cavalière envers la fraude et les règlements qui régissent le transport des denrées d’un pays à l’autre. Je peux dire que je n’ai probablement jamais traversé la douane sans avoir sur moi quelque chose que je n’aurais pas du avoir, et bien souvent il me fallait organiser mes achats pour ne pas être attrapée à la douane: le jambon s’achetait aux Baraques, le fromage à Halluin, les chicons en Belgique, le pain en France. Plus d’une fois, je suis arrivée chez Simone en disant: «Est-ce que je peux laisser mon sac? J’ai oublié quelque chose aux Baraques...» ou bien Simone disait: «Qu’est-ce que tu as dans ton sac? Fais attention c’est X... qui fait la fouille aujourd’hui et tu sais qu’il ne laisse rien passer» ou bien: «Il y a une nouvelle fouilleuse, elle ne te connaît pas, fais attention durant quelques jours...»

Il ne faut pas oublier qu’autour de la douane la frontière zigzague capricieusement, si bien que certaines maisons avaient leur porte d’entrée en Belgique et le bout du jardin en France, ou vice-versa. Un coin de rue était français, le coin d’en face était belge; en sortant de chez Simone, la rue qui tournait à gauche était française d’un côté, belge de l’autre; la rue qui tournait à droite était complètement belge. Les douaniers étaient changés régulièrement, justement pour éviter trop de fraternisation. Mais après quelques mois on les connaissait tous et on savait avec lequel on pouvait passer n’importe quoi. Est-il étonnant que je sois tout à fait en faveur du libre échange. Fermer une frontière aux indésirables est une chose, imposer des règlements pour empêcher le transport des denrées d’un pays à un autre est à mon sens tout à fait idiot...

Table des Matières | Précedante : Travail du Lin Suite : Education